INTERVIEW PATRICK TUDORET



Il suffit d’un titre pour vous titiller, vous faire sourire. Vous ouvrez le livre et alors une belle découverte pleine d’émotions s’offre à vous. Sans crier gare. Si lire n’est certainement pas une fuite mais plutôt une façon de s’échapper, de suivre une multitude de sentiers non balisés, qu’est-ce qu’écrire ? Aux côtés de Tristan Talberg, un romancier émérite refusant les honneurs, L’homme qui fuyait le Nobel (Grasset) va vous faire marcher...jusqu’à Compostelle. Du fond jusqu’à la forme, tout m’a plu dans cette émouvante randonnée littéraire. Dans ce roman initiatique et cathartique, tout m’a surpris, du style à la maîtrise de la narration jusqu’à son approche quasi philosophique de la vie… Beau, bouleversant et drôle, ce roman met en lumière une générosité et une subtilité d’écriture qui ne demandaient qu’à en savoir plus sur son auteur. Patrick Tudoret répond à nos 10 questions !

Dans quelles circonstances est né L’homme qui fuyait le Nobel ? Comment vous est venue l’idée de départ ?
 En fait, l’idée est née d’une anecdote piquante qui m’est restée en mémoire : un jour le général de Gaulle reçoit dans son bureau de l’Elysée un baron politique à qui il compte proposer un ministère. Le futur ministre, évidemment – on l’imagine se tortillant d’aise sur sa bergère Louis XV – s’empresse d’accepter le maroquin tant convoité. Mais avant de clore l’entretien, de Gaulle, d’une voix sépulcrale, lui dit : « Etes-vous bien sûr, au fond, de ne pas préférer la vie à tout ça ? » Mon personnage, Tristan Talberg, en fait, est un homme qui préfère la vie à « tout ça ». « Tout ça » étant le Nobel, les ors du pouvoir, les vanités diverses et (a)variées qui nous guettent, nous engluent, nous empêchent de vivre, au fond… Le livre, oui, est aussi une réflexion sur le métier d’écrivain, car écrire est un métier au sens où l’ébénisterie en est un. Qu’est-ce qu’un écrivain peut accepter ? Jusqu’où peut-il aller dans ce qui est la part « non littéraire » de son métier…? Que peut-il moralement accepter ? 
Quel portrait feriez-vous de Tristan Talberg, le personnage principal ? En quoi vous ressemble-t-il et en quoi est-il à mille lieux de vous ?
Talberg est un double essentiel, à la fois proche et loin de moi. Comme le dirait Flaubert, je suis à la fois partout et nulle part dans ce livre. Talberg n’est certes pas moi. Il est plus âgé et je ne suis pas le misanthrope, a priori incurable, qu’il est au début du livre, heureusement, même si mon regard sur ce monde chaotique est souvent frappé d’un certain désenchantement. Au fond, peut-être est-il la part de moi que je récuse avec force, cette tentation de la désillusion qui guette tout être lucide. Etymologiquement – je joue beaucoup avec l’onomastique – Talberg veut dire « Vallée/Montagne », « monts et vaux » en quelque sorte, et cette sorte d’oscillation, qui est somme toute celle de la vie, lui ressemble, comme elle me ressemble. Prince à un moment, loqueteux la minute suivante. N’est-ce pas un instantané de l’être humain, tout simplement ? 
Est-il concrètement possible de fuir une récompense comme le Prix Nobel de littérature ? Comment voyez-vous l’attribution des récompenses dans le monde littéraire ? Ont-elles une quelconque signification pour vous ?
Talberg ne fuit pas le Nobel en tant que tel, même s’il trouve cette récompense un rien « naphtalinée ». Il fuit ce qui n’est plus lui depuis la mort de sa femme. Son métabolisme a été durablement transformé par cette mort et rien ne l’intéresse plus désormais que marcher, seul. Alors, le Nobel ou autre chose… Peu d’auteurs ont snobé le Nobel de littérature : Sartre, Beckett… et cela a sans doute encore ajouté à leur renom… Dans le monde marchand que nous connaissons aujourd’hui, refuser le Nobel serait quasi impensable. D’ailleurs, mon éditeur – avec humour – m’a supplié de l’accepter s’il m’était décerné. Il n’y a pas grand risque d’ailleurs. Je dis bien risque… Pour ce qui est des récompenses littéraires en général, je n’ai rien contre a priori – j’ai même eu la chance d’en avoir deux ou trois jolies –, mais je n’imagine pas écrire un livre « calibré » en vue d’un prix important, comme certains le font. Ecrire va mieux en écrivant..., sans tirer de plans sur la comète éditoriale. Ensuite, la réception d’un livre – qui est certes primordiale – nous échappe en grande partie…
Etait-ce délibéré de votre part de combiner émotions et humour dans un récit qui parle aussi bien de la Vie ?
Je suis, moi-même, ce mouvement-là : grave à certains moments, léger à d’autres. Comme je le fais dire à mon (anti)héros, « La pesanteur et la grâce », entre ces deux pôles irréconciliables, nos vies s’épuisent en oscillations paniques, fragiles et désemparées. L’humour est l’un des rares antidotes au tragique et je ne puis pas imaginer une vie sans ce recours-là. Le monde crève de l’esprit de sérieux. 
Qu’est-ce que la technique du roman semi-épistolaire vous a offert ?
D’abord une sorte d’hommage à une forme classique que j’aime, puis une liberté, au moins doublée, de perceptions, de points de vue, comme s’il l’on usait de deux caméras portant un regard différent sur le monde. 
J’ai adoré lire et relire ces lettres que Tristan écrit à son épouse aimée. Composent-elles les partitions d’un requiem ?
Votre image est belle et je me plais à penser qu’elles composent un ensemble d’une grande cohérence. Vous faites écho, en me disant cela à beaucoup de réactions de lecteurs qui me citent des passages entiers de ces lettres, comme si elles touchaient quelque chose de profond, d’intime, en eux.
Votre écriture est remarquable. Qu’est-ce que vous cherchez avant tout à privilégier au moment d’écrire ?
Merci pour cette appréciation. En fait, la leçon de Nabokov, immense écrivain doublé d’un grand professeur de littérature, a porté chez moi : un livre, c’est « structure et style », guère plus que cela, mais rien moins que cela. Il est vrai que je suis très attentif au style, parce bien souvent, je crois qu’il crée le fond, qu’il le sort de l’informe pour lui donner une forme. Dire d’un écrivain qu’il est un styliste pourrait signifier en filigrane qu’il est un « petit maître », mais regardez les grands prosateurs français d’aujourd’hui, ils ont tous du style ou UN style qui les ferait reconnaître entre mille : Pierre Michon, Marcel Moreau, Sylvie Germain, Linda Lê, Pierre Bergounioux, Pierre Jourde, Jean-Loup Trassard etc.  
Que représente le Chemin de Compostelle à vos yeux ? Si vous le parcourriez, dans quel but le feriez-vous ?
Je suis encore un jacquet contrarié, manquant de temps pour aller au bout du chemin, mais je connais beaucoup de lieux que je décris pour les avoir fréquentés. Comme Talberg, je suis un assez bon marcheur. Compostelle, c’est une vieille fascination qui remonte à l’enfance, à mon goût pour l’histoire, car c’est près de mille ans d’histoire. Aujourd’hui, c’est avant tout un élan, une soif profonde d’élévation, y compris spirituelle, dans un monde souvent enflé de son propre vide. 
Beaucoup d’écrivains ont écrit sur l’art de marcher. Quelles vertus attribuez-vous à la marche ?
C’est pour moi – comme pour Giono que je cite dans le livre – une affaire de style. Vous voyez, on y revient. Je n’aime pas les assis, ils m’ennuient. Je n’aime pas ceux qui courent, ils me fatiguent. J’aime ceux qui marchent. Et avant tout, comme Pascal, ceux qui cherchent. Car, ce n’est le tout de marcher, certains le font mécaniquement, sans aspiration, ça revient à s’arrêter. Or, comme le dit je crois un adage zen, « qui s’arrête se trompe ». Mon roman est un éloge du mouvement, donc de la vie.
Pour finir, un mot sur le Nobel de cette année et aussi sur le Goncourt.
La bonne nouvelle est que, cette année, ces deux prix majeurs sont allés à deux vrais écrivains, Svetlana Alexievitch et Mathias Enard. La moins bonne, est que ces choix sont un brin frottés de politique… Peut-on séparer littérature et politique ? L’ironie est que j’ai cette double formation. Mais, j’ai une telle foi dans la littérature que je dirais oui. Elle est tellement dans le monde, mais elle le surplombe tellement, aussi, qu’elle dit plus sur lui, en deux lignes, que n’importe quelle idéologie.
Un grand merci à Patrick Tudoret

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